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La vertu subventionnée

  • Pati Bühler
  • 10 oct.
  • 5 min de lecture
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En Suisse, une partie de la gauche radicale a fait de la vertu un étendard. Mais derrière la posture morale se dessine une dépendance tranquille au système qu’elle prétend combattre. Dans un pays où la mesure et la retenue ont longtemps fait office de boussole politique, l’activisme moral gagne du terrain. Mais la vertu, quand elle devient posture publique, finit toujours par interroger sa propre sincérité.


Car derrière les grandes déclarations et les indignations spectaculaires, se dessine un profil désormais familier : celui du militant inflexible, convaincu de détenir la vérité morale et prêt à en faire la démonstration sur toutes les tribunes. Cette figure, omniprésente dans le paysage politique helvétique, s’est imposée comme la conscience autoproclamée de la gauche radicale.


Porte-voix des causes les plus emblématiques, elle revendique la pureté de l’engagement tout en maniant l’indignation comme une arme politique. Mais à mesure que la posture s’installe, les contradictions apparaissent : comment prétendre combattre un système dont on dépend à chaque instant.


Depuis des décennies, certains acteurs de la scène genevoise aiment incarner la bonne conscience d’une gauche qui se veut irréprochable. Redresseurs de torts, pourfendeurs du capitalisme et gardiens autoproclamés des valeurs humaines, ils manient volontiers le verbe haut et la morale inflexible. Mais derrière les discours vertueux se cache souvent un parcours semé de zones grises : sanctions administratives, affaires de frais contestés, polémiques à répétition.Cette contradiction entre discours et pratique en dit long sur la nature du militantisme moderne — une posture où l’indignation devient un capital politique en soi.


Dernier symbole criant de cette dérive : la participation à des actions spectaculaires comme la « flottille pour Gaza ». Transformé en épopée médiatique, ce type d’engagement sert autant à nourrir une image qu’à défendre une cause. L’indignation y devient un récit personnel, parfois au détriment de la diplomatie et de la neutralité qui caractérisent la Suisse. En exigeant de la Confédération qu’elle assume les coûts de ces aventures, certains militants semblent oublier qu’ils défient précisément l’État dont ils attendent ensuite la protection.


La morale à crédit


Il y a dans une partie de la gauche militante un paradoxe tenace : celui de vivre dans le confort d’un système qu’on passe son temps à condamner.


On dénonce les puissants, mais on dépend des structures publiques qu’on critique. On réclame plus d’État pour les autres, tout en reprochant à l’État de ne pas financer ses propres symboles.


Cette posture dépasse le militantisme individuel : elle traduit une tendance politique où l’engagement devient une identité sociale. Pendant que certains manifestent sans relâche, d’autres travaillent, paient leurs impôts et maintiennent le pays debout.


L’indignation, désormais, se consomme comme un loisir politique. On défile, on occupe, on s’affiche on défie les forces de l’ordre au nom de principes qu’on ne met jamais en pratique.— convaincu qu’exprimer sa colère suffit à changer le monde.


À cela s’ajoute une mode plus subtile : celle de l’exhibition vertueuse. Porter un drapeau, arborer une cause ou multiplier les hashtags de soutien est devenu un rituel social.


L’engouement pour certaines causes tient moins de la réflexion que du réflexe, comme s’il suffisait d’arborer un symbole pour s’acheter une conscience.


C’est une appartenance qui coûte peu d’effort intellectuel mais rapporte beaucoup de reconnaissance morale.


Dans cette économie de la vertu, le geste remplace la pensée et l’émotion se fait programme — une mécanique familière au peuple de gauche dont l’indignation tient souvent lieu d’analyse.


C’est cette dissonance qui épuise une partie du pays : l’idée qu’on puisse réclamer la solidarité sans jamais la produire.


La générosité collective n’a de sens que si elle repose sur la responsabilité individuelle.


Sans cela, la morale devient un luxe réservé à ceux qui n’en paient pas le prix.


Un conflit importé


Le conflit israélo-palestinien n’a rien à faire sur notre sol. La Suisse n’est ni un champ d’affrontement symbolique ni un exutoire pour militants en mal de cause.


Beaucoup s’en emparent avec des certitudes aussi bruyantes que superficielles : quelques images, deux ou trois slogans, et les voilà experts d’une tragédie que même des diplomates chevronnés peinent à démêler.


Cette simplification à outrance transforme un drame humain en posture morale, un sujet d’étude en accessoire de manifestation. En croyant rejouer l’Histoire à coups de pancartes, on n’en éclaire ni les causes ni les solutions — on l’abîme un peu plus


Alors que la planète compte plus d’une centaine de conflits armés, l’émotion collective semble se concentrer sur un seul : Gaza.


Pendant ce temps, des milliers d’enfants meurent ailleurs, dans l’indifférence générale : au Soudan, en Birmanie, au Sahel.


Et dans plusieurs de ces régions, des communautés chrétiennes continuent d’être attaquées, déplacées ou massacrées pour leur foi, sans que cela n’émeuve autant.


Pourquoi cette hiérarchie de la compassion ? L’indignation devient sélective, dictée par la mode ou la visibilité médiatique.


Or la souffrance n’a pas de drapeau : la défendre exige de sortir du réflexe tribal et de regarder le monde dans toute sa complexité.


La bataille d’influence


Dans cette affaire, personne n’est naïf. L’Iran joue la carte de la déstabilisation régionale, le Qatar celle d’une diplomatie d’influence savamment calibrée, et les Frères musulmans, eux, diffusent depuis des décennies une idéologie politique qui dépasse largement les frontières du Moyen-Orient.


Chacun avance ses pions. L’un finance, l’autre parle au nom de la paix tout en entretenant ses relais, le troisième sème ses idées comme on installe des bornes idéologiques.


Et pendant ce temps, l’Occident déroule le tapis rouge à ce récit calibré : celui du faible contre le fort, du colonisé contre le colonisateur, récit simplifié à l’extrême, taillé pour les réseaux sociaux et la consommation émotionnelle de masse.


L’Iran trouve là un terrain d’influence bon marché, lui permettant de saper ses adversaires sans tirer un coup de feu sur le sol européen. Le Qatar, lui, soigne son image : médiateur d’un côté, bienfaiteur de Gaza de l’autre, il gagne une place de choix dans le jeu diplomatique tout en renforçant sa stature internationale grâce à un storytelling humanitaire savamment relayé par sa chaîne Al-Jazeera. Quant aux Frères musulmans, ils observent le tout avec la satisfaction discrète de ceux qui ont su transformer un discours religieux en vecteur d’activisme politique mondial.


Ce qui se joue n’est pas seulement une bataille d’images, mais une bataille d’influence. Chacun capitalise sur la même émotion — la compassion — pour avancer son propre agenda.


Et l’Occident, aveuglé par son besoin chronique d’expier, devient l’amplificateur involontaire de récits dont il ne maîtrise ni les codes, ni les objectifs.


Voilà pourquoi la cause palestinienne dépasse aujourd’hui la réalité du conflit : elle est devenue l’étendard d’un affrontement idéologique global, où se mêlent stratégie, morale et pouvoir.


Conclusion : la vertu comme posture


Le militantisme moral n’est plus une conviction : c’est un rôle. On s’y indigne à heure fixe, on y parade en défenseur des opprimés tout en profitant d’un système que l’on prétend abattre. L’émotion a remplacé la réflexion, et la politique s’est changée en théâtre permanent de la vertu subventionnée.


La Suisse, elle, repose sur un autre ADN : la discrétion, la responsabilité, le travail silencieux. Des qualités modestes, presque ringardes, mais qui ont fait la solidité d’un pays.


À force de les mépriser, on risque d’y perdre plus qu’un style : une manière d’être au monde.


Car si tout devient posture, qui restera pour agir ? Si la morale se transforme en spectacle, que restera-t-il de la vérité ? Nous vivons à crédit sur des valeurs que nous ne pratiquons plus. Et la question, désormais, n’est plus de savoir qui a raison — mais qui, encore, fait quelque chose.




 
 
 

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